Herns Duplan, Fondateur de la démarche intitulée "Expression Primitive"
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I.  J'ai découvert l'Expression Primitive (Eliane Laroche dans Psychologie – magazine du mieux-être, Novembre 1980)
II. Rencontre avec Herns DUPLAN (par ART ET THERAPIE, Novembre 1987)
III. Ces spécialistes des loisirs ont imaginé autre chose (FP magazine - Dominique Jeannel, décembre 1978)
IV. Herns Duplan, Expression primitive : Le tempo de la terre, le cri du ciel, la PULSATION du COEUR (Magazine Marie-Claire - Article Septembre 1980).



I. J’AI DÉCOUVERT L’EXPRESSION PRIMITIVE, par Eliane Laroche (Psychologie – le magazine du mieux-être - Novembre 1980).

Choc, événement, l'expression primitive, ça vous bouscule au propre et au figuré, mais jamais n'importe comment. 
On travaille à l'arraché, dans le plaisir. Ce n'est pas doux et si ça ne l'est pas, c'est parce que nous ne vivons pas dans un monde méditatif. Tellement intense qu'au début je me suis demandé si j'allais tenir. Je n'étais venue que pour regarder... mais, comme il le fait toujours quand on s'intéresse à son travail, Herns DUPLAN m'a demandé de participer à ses cours, c'est pourquoi je suis là.

Dans la salle, une trentaine de personnes environ, plus d'hommes qu'il n'est d'usage en expression corporelle, des batteurs (de la musique vivante !). Herns DUPLAN n'établit pas de niveaux entre ses élèves, chacun est seulement en rapport avec soi au milieu des autres. Tout de suite, on est dans le mouvement, embarqué. Et vogue la galère, c'est irrésistible !

J’ai vécu ces cours comme un radical changement d'air, ce qui fait toujours du bien. Avec des difficultés : j’ai une formation corporelle mais elle n'est pas primitive. Cette forme d'expression, c'est le langage tout franc, sans apprêt ni préciosité, commun à toutes les cultures, que nous reprenons d'instinct dans la petite enfance. Quelque chose qui vise à équilibrer, ce n'est pas anesthésier.

TONIQUE ET JOYEUSE

J'ai commencé par le cours technique, le seul sans musique.
« Prise de conscience intérieure du corps », m'avait annoncé Herns Duplan, et j'avais pensé respiration, relaxation... Mais non, c'est dynamique. Il appelle ses élèves des « soi » ou des « noyaux », dont le corps est tourné vers l'extérieur, actif. J'ai entendu deux exhortations rigoureuses, clamées, qui nous emportent bien loin des mornes plaines de la gymnastique. Quel gag, nous faisons alors des mouvements tendus, fléchis, ça pourrait être mortellement ennuyeux. Mais à l'intérieur, ça bouge.

« Du nadir au zénith, tendus! ». Voilà qui vous donne envie de décoller, tout donner vers le haut, écartelé, prêt à bondir. C'est tout autre chose qu'être platement droit, tandis qu'on vous assène le nom des muscles et des vertèbres à surveiller. Mais qui se sent ce corps objet scientifique, disséqué avant l'heure, Herns Duplan corrige très précisément ses élèves, bascule, rentre, aplatit, remonte, descend, ceci ou cela sans discours: le corps se structure à partir des sensations, il a une singulière mémoire.

«Allez chercher des énergies, il y en a partout ! C'est la chasse ! » Et on y va. Tir à l'arc. On ramasse, on accumule, après on a de quoi renvoyer vers l'extérieur. Chasser, tous sens et intelligence à l'affût, que faisons-nous d'autre la vie durant pour essayer de combler nos désirs, nos rêves, nos besoins de tout ordre ?

Herns Duplan joue constamment sur les deux tableaux, réel et symbolique. Phrases courtes (en français, en américain, en créole...), mouvements, il réveille et le corps et l'imaginaire. Qu'on le veuille ou non, la folle du logis n'a pas sa pareille pour nous mettre en branle, c'est elle qui nous meut et nous émeut. C'est peu dire que nous « marchons » aux images !

Rien qui ne se fasse sans le rythme. Nous essayons de nous y réadapter. C'est le plus archaïque, celui de notre coeur qui bat. Nous avons tous baigné dedans au cours de notre préhistoire, dès le ventre maternel « notre premier espace sonore », dit un analyste.
Jamais je n'ai entendu Herns Duplan compter un, deux, trois, quatre. Le rythme, il le donne avec les doigts, la langue, jusqu'à ce que vous soyez pris: c'est la pulsation, envoûtante, déjà...
La base de cette expression primitive si tonique, joyeuse d'être. Et profonde: ce rythme répétitif, c'est le temps et l'éternité.

Il ne sera pas question de battements, de positions, d'attitudes. Cela c'est le purgatoire du travail chorégraphique conventionnel: on se demande si on en sortira jamais pour danser enfin.

L'expression n'est pas ce qu'on appelle communément la danse. Elle est bien plus immédiate. Et différente dans la mesure où il existe des danses vidées de sens ou d'âme, inexpressives; par contre, quand quelqu'un en vient à dire sur une musique ce qui lui tient à cœur, « aux tripes », on peut affirmer sans risque qu'il danse... C'est le mot juste.

En Expression Primitive, la musique, ce sera au plus près du corps, impérieux, le tam-tam...

CHEZ LES ADULTES: REVIVRE AU SON DU TAM-TAM !

Le soir, c'est particulièrement saisissant. Quel appétit nous pousse au Centre américain à l'heure où d’ordinaire on se calfeutre chez soi ? Comme ces innocents paysans et paysannes qui s'en allaient danser à la brume dans les landes et les clairières, autrefois, et passaient pour sorciers et sorcières...
Car après avoir essayé le cours technique, me voici au cours « adultes » avec la musique.
Après une journée de travail, il y a de la fatigue sur les visages, dans la manière de marcher, d'accrocher ses habits au porte-manteau: nous changeons de peau dès les premières minutes de cours. De vrais mutants. 
Est-ce le tam-tam qui vient du fond des âges et du monde et nous martèle jusqu'à 1'obsession ? Le fait d'être en groupe ? Le dynamisme extraordinaire de Herns Duplan qu'on a vu se concentrer quelques instants avant de commencer? 
Des forces cosmiques qu'il nous relayerait ? La vie, la sève montent.

Nous prenons le rythme dans les pieds, il se communique à chaque partie du corps, la tête balance d'un côté à l'autre, d'avant en arrière, les épaules, le bassin roulent... Le rythme, le rythme, des gestes rigoureusement enchaînés. Beaucoup nous propulsent en pleine nature. Qu'un élève ait vécu dans « la savane » n'a rien d'étonnant, on en voit du pays, des éléments, des matières, des couleurs !

D'autres gestes réveillent des mondes enfouis depuis des lustres, quand nous avions des mains et des outils au bout : « On manie mille objets imaginaires, de l'arc au tamis. » Ni vulgaires, ni acrobatiques, ni sophistiqués, tous sont beaux, pleins, simples, généreux, poussés jusqu'au bout, tendus ou détendus, variés à l’infini. C'est jeter, prendre, secouer, lancer, donner, faucher, tirer, taper, frapper (à se brûler les paumes !). Où est-elle la fatigue dont je parlais tout à l'heure?
Rayée, évanouie. Nous sommes en train de renaître.

ON CRIE A PLEINE GORGE, DE BON COEUR

Moi, néophyte, j'ai vraiment chaud et le vertige un peu. Mais ça m'est égal, je suis lancée, je me fiche de tout, y compris de mon esthétique. Sauf de ce qui se passe ici et maintenant. Je jubile !

J’ai le sentiment de balancer par-dessus bord quantité de contraintes qui m'entravent d'habitude ; aussi libre que dans ces moments toujours trop courts pour ma gourmandise où j’improvise sur une musique qui me plait. Après coup, cela me parait fantastique : ni moi ni les autres n'improvisons.
Au contraire. Mais les gestes donnés viennent a nous, tout de suite, nous ne les «copions» pas laborieusement. Nous apprenons sans le sentir.
De temps en temps, « stop », on s’immobilise, en plein élan. Des statues de sel, toutes différentes, et on se sent exister dans la forme qu'on a dans l'instant ; c'est très impressionnant. Puis, on repart.

Et les «noyaux» en viennent à parler chacun selon sa sensibilité, toute nue, toute pure, ils se délivrent de leurs fausses peaux, de leurs fausses pudeurs, de leurs résistances... Aux gestes se joignent des onomatopées, des sons tranchants ou, au contraire, longuement modulés qu'on crie, en groupe.
Ils n'ont rien à voir avec la technique du « cri primal », ils expriment des émotions et sentiments que nous connaissons tous, joie, peine, pleurs, agressivité, rire, etc. Des sifflantes m'ont donné envie de rire, je les ai chargées de tout un potentiel de moquerie. J'aimerais bien savoir ce qu'y ont mis les autres...

Dans nos sociétés, il y a un interdit autour du CRI : il s'échappe de nos entrailles quand nous sommes fous de rage, de douleur, de colère, de plaisir, mais notre cerveau le bloque avant qu'il ne franchisse nos âmes. 
En expression primitive, on crie à pleine gorge, de bon cœur. Par là passe une découverte de la voix, de son volume et de son intensité (1).
Les cris sont autant de messages envoyés, ça fait plaisir, ça fait du bien. Pour moi, ils ont été une expérience tout à fait nouvelle et exaltante.

(1) Ndlr Bernard Arsac, 2015 : Les émotions sont intimement liées au son de la voix. Quant au souffle, il réagit à toutes nos émotions et les libère. Ainsi, le cri redonne la "parole" au corps, libère les émotions et met dans une dynamique d'action

UN RITUEL EXIGEANT ET STRUCTURÉ

Dans ces cours, il n'y a aucune anarchie. Au contraire, c'est un rituel exigeant, très structuré ; il faut de l'instinct, du réflexe, de la vigilance, de la concentration.
Tout cela, nous ne le sentons plus guère, mais ça se réveille. Le merveilleux, c'est de pouvoir donner à l’unisson des autres, dans l'intensité, par les gestes et les cris, aussi bien la tendresse que la violence, l'agressivité que la joie, toutes nos contradictions et ambivalences, sans censure ni répression. Pour nous qui menons des vies si frustrantes, entre ce qui se fait et ne se fait pas, se dit et ne se dit pas, c'est infiniment libérateur.

LE CORPS EST UN OUTIL :

Les mouvements, le rythme, la musique, sollicitent la montée progressive d' états fusionnels très heureux : le monde s'élargit singulièrement, ce qui dit « je » d'ordinaire se tait. Mot à mot, ce sont des rêves-éveillés corporels(2) bel et bien vécus : on voit, on entend, on hume, on sent. Hors-temps.

Des transes. Expériences irrationnelles à coup sûr, mais pleinement raisonnables puisque bénéfiques(3). 
Tous les élèves ne les font pas. Mais chez Herns Duplan, on parle en clair de la transe, de ce qui s'en rapproche, du plaisir qu'on y prend.

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(2) Ríen à voir avec le R.E.D. (Rêve Éveillé Dirigé) qui est une thérapie analytique. Voir Psychologie n° 29 juin 72, et n° 69, octobre 75.

(3) Ndlr Bernard Arsac, 2015 : Cette libération passe par le CORPS (émotions, “passerelle" entre corps et esprit). Or les rythmes et mouvements répétitifs alternés agissent sur le cerveau archaïque (des émotions) qui est beaucoup plus “connecté au corps” que le cerveau cognitif (du langage). De plus, l'effet déstressant libère des hormones qui stimulent la neuroplaticité et les "mécanismes" d'autoguérison du cerveau archaïque. Ce qui explique que l’expression primitive puisse entraîner de profonds effets de transformation de soi...
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La fin du cours approche, réservée à la créativité, si le groupe dans son ensemble est suffisamment ouvert ; Herns Duplan ne programme pas ses cours, il sent son groupe et s'adapte. « Tout est possible, le corps est un outil, vous pouvez tout incarner. Et Dieu si ça vous chante ! ». Chacun danse l'image, le symbole, le souvenir qui le domine dans l'instant, le nomme et se donne à voir aux autres : une jeune femme ondule au sol puis se roule et tangue, elle est la mer puis une toute petite barque, une coque de noix.
Pourquoi est-ce le morceau de soleil pour l'un, pour l'autre la protection, le poisson, la guenon, la colère, les fesses nues sur le sable, la souffrance, le caillou dans une chaussure, l’alligator ? Nous avons un fonds commun mais nous sommes différents dans nos mythologies personnelles...

« JE SUIS HIDEUSE ET JE ME SENS BELLE ! »

Aux réactions de quelques débutants, solidement verrouillés contre ces créations baroques et apparemment farfelues, qui jaillissent quand on s'abandonne, j'ai mesuré le chemin qu'ont fait les primitifs chevronnés vers leur authenticité et les uns vers les autres. Ni la maîtrise du corps ni la simplicité ne s'acquièrent en un jour ! Nous nous séparons, la fête est finie...
Sauf pour moi, qui ai par la suite écouté quelques élèves, aussi directs et simples dans leurs mots que dans leurs gestes. Et bien différents. Le contraire serait inquiétant et un échec tragique pour une recherche qui vise l'autonomie. Certains se cognent à leurs difficultés et c'est une prise de conscience importante :
« Si ce week-end s'était appelé expression corporelle, je ne me serais jamais inscrit. Le corps me dit peur, blocages, complexes ».

« En créativité, c’est le vide, je ne trouve rien. Je n'ai ni concentration, ni imagination. »
D'autres s'enthousiasment. C'est « une fête permanente », « révolutionnaire », ou « une recherche fraternelle, sans relations de drague ».
« Avec huit enfants, je n'ai guère eu de temps pour moi. Mon heure, c'est maintenant. Je suis grand-mère ! J'aime le rythme et cette manière poétique dont nous travaillons. Ce n'est pas tellement mon corps que j’entretiens mais mon équilibre et ma capacité d'émerveillement devant la vie. »
« On est créateur de sa propre matière; c'est le rapport de l'alchimiste et de l'or... Ça a débloqué chez moi de la créativité vis-à-vis de l'écriture, je suis arrivée à écrire juste ce que je sentais. Jamais je n'aurais pu par une démarche intellectuelle. »

« J'ai toujours été fascinée par le rythme, j'enseigne la musique.
Le tam-tam, incantatoire, a un mystérieux pouvoir sur le corps (3)(4).

Je suis arrivée il y a des années dans un état épouvantable, petite bourgeoise pleine de schémas, terriblement paumée. Les valeurs classiques ont décroché. J'ai fait en moi un grand ménage, mes masques, mes pelures sont tombés. J'ai trouvé l’équilibre dans des moments de vie très difficiles, je me suis épanouie. J'ai vécu  l'analogue d'une analyse ; là-dessus je suis très formelle, c'est une certitude. Maintenant, je me prends en charge complètement, j’ai beaucoup d'activités. Dans ces cours, je me lave, j'en sors toute fraîche. En fait, je suis hideuse, hirsute et je me sens belle ! Je pense qu'en Occident, nous sommes des morts-vivants et qui ne le savent même pas. La profondeur, l'amour humain, c'est l'apport du monde noir, du vaudou. »

« S'il ne s'agissait que de défoulement, de sauna, ces cours ne seraient qu'une drogue, un produit de consommation quelconque. Ce travail va bien au-delà d'une technique corporelle. C’est un engagement total de soi, une autre qualité de présence qu'on acquiert. Pour en parler, il faudrait inventer une autre langue.
En un an, j'ai beaucoup changé ; je suis plus sensible à la densité des autres. Je suis analyste et ma clientèle se modifie ; on me dit maintenant: “Cet enfant-là, toi, tu peux t'en occuper!”. »

LES ENFANTS: PRÉSERVER LEUR SPONTANÉITÉ

Les enfants? Tous des surdoués, proches de leur premier langage, gestuel. Ils possèdent un trésor bien menacé qu'on appelle la spontanéité ; elle est remuante et ils n'ont pas fini d'entendre :
« Tiens-toi tranquille... » C'est leur spontanéité que Herns Duplan veut préserver contre vents et marées ; leur autonomie naissante ne manque pas de corps, elle va leur être sournoisement grignotée. Quand nous disons qu’ils jouent, qu'ils sont inconscients, ils SONT, c'est tout, dit-il. Il leur donne des thèmes de jeux, imagine avec eux des situations et les guide vers le rythme ; mais les enfants choisissent eux-mêmes leurs formes bien concrètes dans l'espace. Ils s'y déploient. Et bougent. Et se croisent.
« Faites un cauchemar ! » Une petite fille se traîne péniblement au sol, puis fait des brasses. Elle dira: « J'étais dans le Sahara, les deux jambes coupées. Un serpent me poursuivait. Marcher comme ça, sans jambes, c’est pas de la tarte, c'est pas du gâteau. Je me suis traînée jusqu'à la mer, j'étais sauvée. »
La mer, le petit déjeuner, le soleil sont de très grands classiques.
Les murs de la salle éclatent et les enfants vivent tout, très fort, dans leurs mouvements.
« La mort ! » Les voilà tout pendants, tout mous. Comme on le voit, les consignes ne sont pas systématiquement gaies. La vie non plus. L'essentiel est que les enfants vivent dans leur corps ce qu'ils imaginent, et incarnent ce qu'ils ressentent. Ils jouent leurs pulsions et ainsi les libèrent. Ils vont de métamorphose en métamorphose. Cela leur est aussi naturel que de respirer.

J'ai vu un film qui leur est consacré. Une petite fille rampe, lentement, les yeux clos, très concentrée. Où est-elle? Que vit-elle? On ne le saura pas et ça la regarde. C'est d'une intensité extraordinaire. Une autre se tord et se débat : « T'étais dans une petite boîte, quoi ! Je n'arrivais pas à sortir, quoi ! » Pour elle, c'est évident, pour ceux qui l'ont vue aussi. Alors, à quoi bon parler ?
Il arrive que des handicapés moteurs, ou des enfants sourds soient intégrés aux groupes. Les premiers font des progrès considérables dans l'espace. Les seconds reçoivent les consignes par une sorte de vibration corporelle, tout intérieure, à peine après les autres.

Herns Duplan s'est expliqué récemment sur les rapports de pouvoir qui s'établissent entre parents et enfants, sur l’angoisse que nous leur communiquons par des gestes dont nous ne sommes pas conscients. Il propose un lieu qui n'est ni la famille ni l'école, où ils peuvent s’auto-déterminer dans leur forme, selon ce qui les habite intérieurement.
Des rêves, des désirs qui ont pris corps, ils ne sont plus des chimères.

Cette liberté d'être n'en fait pas des inadaptés et cela, les parents le disent. Leurs enfants, s'ils changent, sont beaucoup mieux dans leur peau.
La plus jeune primitive a commencé à l'âge de vingt-deux mois ! « Je ne voulais pas, m'a dit sa mère, que ce qu'elle avait d'instinct, dans son ventre, se perde à travers l'éducation. »

LES MALADES MENTAUX AUSSI...

Herns Duplan a travaillé durant deux ans (autour de 1975) à l'hôpital psychiatrique de La Borde.
Anti-psychiatrique, plutôt, puisqu'on essaie de nier toute hiérarchie. Le Dr Guattari faisait partie de l'équipe médicale. Les moniteurs sont d'anciens soignés ; là, à demeure, au sein de l'institution, ils continuent de se soigner en soignant les autres.

Ensemble, on exécute les corvées matérielles, ensemble on se fait du bien, on dessine, on sculpte, on fait de la musique ou de l'expression primitive. Herns Duplan a été un peu embarrassé au départ : comment aborder un groupe composé de « normaux », de déprimés, d'agités, de névrosés ? Comment les centrer ensemble sur leur corps ? Un discours rationnel, c'était impossible, le corps, pas tout de suite. Il a choisi d'aller dans sa propre folie, entendons sa CRÉATIVITÉ ; il en est issu un bien joli conte, dont je ne peux donner que la trame : l'ancêtre se soulevait d'un temps où les petits hommes du petit cosmos voyaient très bien, ensemble, certaine pomme. Mais un jour elle a disparu. Comment faire pour la retrouver ? Où est-elle donc passée ? Tombée, en chacun à l'intérieur...

Les malades rédigent un petit journal. Personne ne vivant à la place de personne, eux-mêmes disent ce qu'ils ressentent et c'est plus qu'émouvant. Un «fou» a très bien réussi son article sur l'expression primitive...
« Nous nous allongeons par terre. Il nous parle doucement en jouant de la tumba. Fermez les yeux, détendez-vous, il n'y a rien, il n'y a plus de corps, il n'y a que des âmes. Vous allez devenir petit à petit quelqu'un ou quelque chose que vous auriez aimé être ; quand vous le sentirez bien en vous, alors vous vous réveillerez et vous serez cette autre chose, femme ou fleur ; enfin, ce que vous auriez pendant un moment voulu être. Alors, on devient un autre, moi, par exemple, un singe, un autre la mer, un autre une algue, un autre un serpent qui ondule.
On danse en apprenant a se dominer, en sentant chaque partie de son corps des pieds à la tête. On se retrouve par les mouvements du corps(4), on arrive à exprimer spontanément des sentiments comme l’espoir ou le désespoir en s'inspirant des accents du tam-tam. C'est un langage, on peut communiquer avec les autres. »

Transféré dans un autre hôpital, un malade écrit: « Ce nouveau jeu me manque, il ne me reste que le verbe ».
Mais, peu à peu, les soignants de La Borde ne sont pas revenus et c'est très intéressant sur le plan relationnel. Eplucher des pommes de terre, faire de la poterie, ça n'engage guère. Mais le corps, les gestes, c'est totalement ; le Roi est nu. 
Avant de leur jeter la pierre, que chacun se demande s'il est prêt à faire en groupe un travail d'expression. Au départ, ça n'a rien d'évident, tant il est vrai que la peur de soi, la peur des autres passe d'abord et surtout par le corps (4).

Combien de gens ne voudraient pour rien au monde « s'exhiber », « gesticuler », s'exprimer, quoi ! En expression primitive, c'est nous, adultes qui avons, et de loin, le plus de difficultés ...

Eliane Laroche
(Psychologie – le magazine du mieux-être - Novembre 1980).
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(4) Ndlr Bernard Arsac, 2015 : Mouvements du corps = stimulation kinesthésique. Si la peur passe par le corps, la désinhibition et la libération passent aussi par le corps (émotions, passerelle entre corps et esprit). Et « en modifiant l'état de notre corps, nous modifions notre façon de percevoir tout ce qui nous arrive, notre perception du monde »*. Ainsi les rythmes et mouvements répétitifs alternés agissent sur le cerveau archaïque (des émotions) qui est beaucoup plus “connecté" au corps que le cerveau cognitif (du langage). Ce qui explique que l’expression primitive puisse entraîner de profonds effets de transformation de soi... 
* Antonio R. DAMASIO, chercheur en Neurosciences.
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POÊTE PAR LE CORPS 

Herns Duplan est haïtien. L’histoire de son île, dure trajectoire de la traite des Noirs à l'indépendance, il l'a faite sienne et en a tiré un sens aigu de la liberté et de l'autonomie. Musique, danse, théâtre, recherches en anthropologie, il a une formation pluridisciplinaire.

Il a appartenu à la troupe de Katherine Dunham, beaucoup voyagé et vit en France depuis une dizaine d'années.
Très sévère envers le sport gangrené par l'esprit de compétition, il a tourné le dos au monde du spectacle, élitiste : il ne croit pas à l'Art avec une majuscule, nous naissons tous artistes et le premier instrument dont nous jouons pour vivre, c'est le corps. Mais « on » nous le fait oublier.
La sécheresse d'un curriculum vitae ne convient guère à Herns Duplan, avant tout quelqu'un de très chaleureux.
Fort peu tendre pour notre société actuelle, il en voit une bien différente où chacun prendrait sa place, sa parole et s'épanouirait à travers son corps, sans frustration ni aliénation.

Il a beaucoup trop d'humour pour jouer les gourous ; à la lettre « animateur », il fait son travail, c'est assez.
Il n'a pas de recettes, à chacun de trouver son chemin ; chez lui, les violents peuvent apprendre à se maîtriser, les somnolents se réveiller et chacun faire sa révolution personnelle. Poète dans ses gestes, ses mots, jusque dans ses colères vibrantes. Il ne supporte pas qu'on se coupe en deux, intellect d'un côté, corps de l'autre. « Ne vous regardez pas faire, faites, jouissez de ce que vous faites !
Et tout à l'heure, dans la baignoire, demain, dans le quotidien, dans des années ! »
Herns Duplan fait travailler des psychologues à l' U.E.R. des sciences humaines cliniques dans des groupes dits d'« implication ». Une de ses collaboratrices, France Schott-Billmann, dirige à Vincennes une unité de valeur « Corps, rythme et fantasmes ». Après la pratique, vient un essai de réflexion théorique. (Note: article écrit en novembre 1980).



II. Rencontre avec Herns DUPLAN (ART ET THERAPIE, Novembre 1987).

Herns DUPLAN, né en Haïti, vit à Paris depuis 1970. Après une formation de théâtre, musique et danse et après avoir êtê danseur dans la compagnie de Katherine Dunham, il a fondé une discipline qu'il appelle « expression primitive ». La revue Art et Thérapie l'a interviewé pour ses lecteurs :

A.T. - Herns DUPLAN, pouvez-vous nous définir ce que vous entendez par « expression primitive » et la raison pour laquelle vous tenez ä la différencier de la « danse primitive » ?
H.D. - Lorsqu'en 1969 j’ai été invité par le C.I.D.* à animer un stage alors que je résidais encore à New York, j'ai constaté qu'il existait en France une confusion sur le mot « danse primitive ».
Katherine Dunham étudiait l'héritage africain aux Antilles (vaudou haïtien, santeria cubaine), au Brésil (candomblé), aux USA (Gospel, etc.). Elle partait de l'observation des rituels dérivés de ceux de la religion africaine ramifiée en Amérique. Mais sa technique (la Katherine Dunham’s Technic) appelée aux USA « modern primitiv ››, traduite en France par « danse primitive », procédait d'une démarche théâtrale et visait l’art du spectacle dans lequel les gestes profanes ou sacrés de la culture africaine étaient retravaillés par la technique moderne. Alors que je souhaitais proposer, à partir de cet héritage, une expérience beaucoup plus globale où chacun aurait la possibilité de faire un travail sur soi.

A.T. - Ce désir de proposer la danse aux non-professionnels n'était pas très répandu alors...

H.D. - En effet. C'est pourquoi aussi j'ai rencontré des résistances en maintenant des cours « tous niveaux » où chacun, sans distinction de « niveau » vivait son expérience, là où il en était...
Car le travail que je propose concerne aussi bien les danseurs que ceux qui n'ont pas été initiés à une discipline du corps : il ne s'agit pas seulement d'un travail musculaire mais d'un éveil en profondeur.

A.T. - D'où vient cet éveil en profondeur ?

H.D. - De la pulsation, la saisie du temps par l'être humain, base de son entrée dans la vie.

A.T. - Donc la pulsation réactive un soubassement archaïque et essentiel de l'homme ?

H.D. - Absolument. Non seulement elle nous raccorde aux grands rythmes naturels de l’univers, mais elle fait de chaque individu, chaque « unité-homme », le maillon d'une chaîne infinie faite de la pulsation successive de toutes ces unités.

A.T. - Donc la place du rythme est essentielle dans l'
expression primitive ?
H.D. - Absolument. C'est son fondement. Car la percussion, c'est la matérialisation sonore du temps qui nous transcende, en même temps que c'est la première forme de communication.
Saisir le temps dans le corps, c'est prendre conscience que nous sommes vécus, traversés par la chaîne infinie qui, de génération en génération, fait l'homme.

A.T. - Concrètement, dans votre pratique, comment utilisez-vous la percussion pour matérialiser le temps ?

H.D. - La première demi-heure d'une séance d'expression primitive est consacrée à envoyer la pulsation dans les articulations et les muscles. Au rythme de la percussion on scande le temps en même temps qu'on explore et (ré)apprend son corps articulaire et musculaire, comme on découvre un instrument.

A.T. – Il s’agit donc de bouger sur le rythme ?

H.D. - Oui, mais c'est plus que cela. Le temps est une totalité, chargée de tout et de rien. C’est à nous d'en faire quelque chose, de le prendre en charge, de l'agir. Dès qu'on frappe le sol avec ses pieds, il se passe plein de choses dans notre tête et des tas de possibilités s'ouvrent.

AT. - En associant mouvement et temps...

H.D. – Ils sont indissociables. Le temps est mouvement. C’est à dire qu’il est matérialisé par du mouvement : pour marquer le temps, on doit agir, frapper un tambour de la main ou le sol des pieds, Créant le temps, on crée le mouvement. La pulsation est support d’action.

(Ndlr Bernard Arsac, 2015 : La pulsation rythmique fait écho à nos propres rythmes biologiques, vitaux => effet stimulant et régulateur de nos biorythmes, essentiels à notre santé).

A.T. - Les mouvements sont donc créés à partir de la pulsation...
H.D. – Créer c'est transformer le chaos en action. L'homme vivant est nécessairement actif dans la mesure où pour s’approprier le temps, il doit créer de la discontinuité, de la pulsation, du rythme, un relief sur le néant.

(Ndlr Bernard Arsac, 2015 : "Sortir du néant" = transformer le chaos en harmonie => harmonie corps-esprit = équilibre émotionnel = état de cohérence cardiaque = cohérence de la variabilité du rythme cardiaque => « sentiment océanique »…).

A.T. - Et une fois sorti de ce néant ?
H.D. - Alors on peut gérer son temps. Parti du niveau binaire de la pulsation 1 - 2 - 1 - 2 sur lequel on répète des gestes faits d'oppositions couplées, on passe lors de la deuxième demi-heure, à l’élargissement du cadre temporel en unités plus larges. On crée des motifs rythmiques sur des mesures à 4 temps. On y investit l'acquis précédent pour produire, en jouant avec temps et mouvement, des activités symboliques essentielles, un travail symbolique concernant des activités essentielles aujourd'hui perdues : chasser, semer, combattre, etc.

A.T. - D'où viennent les gestes que vous utilisez ?

H.D. - ...Au fond le mot « geste » me gêne. Je préfère parler d'actions, de saisies du temps, et sa matérialisation pour créer quelque chose. Et pour ce propos tout peut être utilisé, comme dans le langage, car l’action est le double, le partenaire du verbe (fait chair). C'est l'autre versant du langage.

A.T. - Mais ces actions ne sont-elles pas « traitées » de façon spécifique dans l'
expression primitive ?
H.D. - Ah si, les mouvements sont stylisés, répétés longuement et poussés à l’extrême de leurs limites à chaque retour de la pulsation.

A.T. - En effet, vous demandez aux participants de dépasser chaque fois leurs limites, d'aller plus loin dans le mouvement. Pourquoi ?

H.D. – C’est là le sens de l’exercice de l'expression primitive. Par exemple, nous levons les bras tendus vers le ciel, le corps en extension, puis nous le ramenons vers la terre, bras fléchis. Avec la répétition, le corps monte de plus en plus haut, descend de plus en plus bas. Il vise l’infini dans les deux cas. On tend vers cet infini où les contraires se rejoignent, un état d’être auquel on aspire mais qu'on n'atteint jamais. Tel est notre moteur...

(Ndlr Bernard Arsac, 2015 : Importance de la verticalité => sentiment d'ancrage, de sécurité ; Mouvements alternés, rythme et pulsation => État modifié de la conscience, état "mystique").

A.T. - Je crois qu'un élément important de votre pratique est la participation vocale ?
H.D. - Oui, les mouvements sont souvent scandés par la voix.
Nous les accompagnons de phonèmes, comme l'enfant qui joue avec sa langue avant de savoir parler.

(Ndlr Bernard Arsac, 2015 : Voix => souffle, rythme, respiration ; effet direct sur le cerveau émotionnel (peu d'effet sur le cerveau cognitif du langage).

A.T. - Donc ces phonèmes n'ont pas de signification ?
H.D. - Non, ce n'est ni de l'Africain, ni du Créole, ni du Français. Cela ne s'inscrit pas dans une culture donnée. Ce sont des invocations, des appels dans une langue secrète, mystérieuse, sacrée.

A.T. (méfiant) - L'
expression primitive serait une religion ?
H.D. - L'expression primitive n'est pas une religion mais elle « fouille » dans la structure animiste de l'être en relation avec la terre, la nature, les éléments, les forces cosmiques. Elle insiste aussi sur l'homme en relation avec les autres : en expression primitive, on est relié aux autres par le mouvement identique, par la pulsation, synchrone pour tous, et l'expression commune de la voix. Il y a en effet une communion de groupe qui devient centrale dans la troisième partie de la séance où à partir d'un chœur final chacun peut improviser en puisant dans ce creuset collectif.
C'est çà qu'on peut appeler « le sacré », cet univers collectif d'où peut émerger une « possession » individuelle.

A.T. - Ce que vous proposez avec l’
expression primitive sollicite donc plusieurs niveaux ?
H.D. - Absolument. Le découpage de la séance en trois parties correspond à trois registres et il est absolument nécessaire de vivre ces trois dimensions : l'une est fonctionnelle, liée à la survie quasiment animale, la seconde est profane et ludique, faite de cette répétition renouvelante d'actions qui matérialisent le temps de différentes façons. Elle permet de jouir de la reconnaissance de soi ã travers la façon dont on habite son corps. La troisième est « sacrée », liée à la puissance du groupe et en relation avec la transcendance du temps qui nous dépasse, nous englobe, nous survit, puissance qui nous relie et nous permet de retrouver ce qui nous possède.

A.T. - Votre travail débouche-t-il sur la possession et la transe ?

H.D. - Si par transe vous entendez « sortir de soi », l'expression primitive ne vise pas la transe.
Par la répétition du mouvement, on cherche au contraire à le posséder, à l’inscrire dans un temps rythmé.

(Ndlr Bernard Arsac, 2015 : l’état de transe est un état modifié de la conscience. Autrement dit, l’état émotionnel de notre corps --sa physiologie-- peut provoquer un état spirituel, un état modifié de la conscience ; toutefois, l’ expression primitive viserait plutôt l’état de cohérence cardiaque = équilibre émotionnel, harmonie corps-esprit, fusion, voire « sentiment océanique »).

Encore une fois, il s'agit de reconnaître le temps en s’y raccordant et se l'approprier en créant, en mettant dessus sa propre empreinte. On peut ainsi créer son propre dieu qui nous possède, mais en le sortant de soi, en le regardant en face et en dialoguant avec lui.

A.T. - Et quand on vous parie de thérapie ?

H.D. - Ce mot me gène un peu, comme le mot « art ». Pour moi, il s'agit :

● De mettre en ordre le chaos par un minimum de structure pour un maximum d’exploration.
● De conquérir son autonomie et sa responsabilité car lors de la séance, et particulièrement dans les diagonales, comme dans la vie, on est un maillon de la chaîne et il faut y tenir sa place, partir à temps par rapport aux autres, ni trop tôt, ni trop tard.
● D'individualiser son travail en trouvant sa spécificité propre.

Si la thérapie est une pratique régulière par laquelle on déplace le « soi » en découvrant des « gammes » qui ne sont pas données, alors l'
expression primitive est thérapie.
Si l’art inclut la fonction de réveiller, d’autonomiser, de mettre en relation, de se reconnaître et se réinvestir, alors l'expression primitive est un art.

Propos recueillis par France SCHOTT-BILLMANN, Novembre 1987.

* CID = Centre international de la Danse


III. Ces spécialistes des loisirs ont imaginé autre chose (FP magazine - Dominique Jeannel, décembre 1978).

Herns Duplan : « je demande aux enfants de vivre des situations d’abord à travers leur corps ».
Responsable de groupes d'expression corporelle au centre américain de Paris, il a créé une technique du corps originale :
l’Expression Primitive.

On peut meubler les loisirs de ses enfants en les inscrivant dès le plus jeune âge dans des cours de danse, des ateliers de poterie ou de tissage, en leur achetant des bandes dessinées éducatives ou des encyclopédies. On peut aussi les envoyer passer leur après-midi sur un terrain de jeux, quand on a la chance d'en avoir un pas trop loin de chez soi, ou encore les inscrire à la piscine ou au club de judo.

Nous avons rencontré Geneviève Patte, Xavier de la Salle et Herns Duplan qui s'occupent, chacun à leur manière, du temps passé par nos enfants hors de l'école et de leur famille. Ni maîtres, ni parents, ils ont un contact privilégié et original avec les enfants. « Nos enfants souffrent, ils crèvent de solitude, tout leur environnement s’oppose à leur épanouissement », constatent-ils. Chacun travaille à briser le carcan, à leur offrir autre chose. Autre chose que les loisirs tels que nous les concevons habituellement. Ecoutez-les.

FP. - Quel est le sens de votre démarche auprès des enfants ?
Herns Duplan. - En France, comme dans toutes les sociétés occidentales tournées vers le progrès et la technologie, l’intelligence se développe au détriment de l'instinct : avant de réagir il faut penser, prévoir, projeter dans le futur. Le corps est ligoté, prisonnier de l'intellect ; au lieu d'un dialogue, c'est une soumission sans condition du corps. C'est un déséquilibre. Je pense qu'il faut chercher à maintenir en éveil l’instinct, la spontanéité dès l'enfance, profiter de ce que le processus de conditionnement est moins entamé.
Quand je demande aux adultes de traduire un écho en geste, par exemple « Aïch loco », ils me demandent
ce que ça veut dire. Les enfants, eux, traduisent immédiatement le son en le matérialisant, en lui donnant chacun individuellement forme, volume, couleur, expression. Les formes varient de l'un à l'autre mais elles sont exécutées sur le même rythme.
Les enfants donnent très facilement corps au temps dans l'espace, pas les adultes.

FP. - A partir de quel âge les enfants sont-ils concernés ?
H.D. - Très tôt. Entre 3 et 5 ans l'enfant est très dépendant de son milieu, il enregistre avec acuité ce qui se passe autour de lui. C'est le moment où la tentative à la fois répressive et amoureuse des parents est la plus forte. L'enfant est à la fois extraordinairement ouvert et réprimé.
C'est alors qu'on peut vraiment lui donner accès à son corps.
 J'ai un groupe d'enfants de 2 ans à 5 ans. Au début les parents amenaient les enfants dans la salle, pendant qu'íls les déshabillaient, ils les caressaient, leur disaient d'être bien gentils et de bien danser. Puis les mères demandaient souvent un dernier « bisou » avant de partir et l'enfant prenait alors conscience d'une rupture et refusait qu'elle perte. C’est là que commence mon travail. Ce n'est pas un travail qui concerne seulement l'enfant, mais aussi la mère. Tout passe par le corps, la mère n'en a pas toujours conscience. Il faut qu'elle se rende compte que l’angoisse de l'enfant c'est la sienne, qu'elle la lui transmet par ses gestes et qu'elle le prépare à
l'angoisse.

FP. - Comment faites-vous ?
H.D. - J'essaie de parer à cette angoisse, de créer une situation d'indépendance de |'enfant à l'égard de sa mère. Pour cela j'évite d'apparaître comme le maître, je ne reçois pas les enfants moi-même, ni même leurs parents. Je leur demande de laisser leurs enfants devant la porte, de ne pas les déshabiller, de ne pas leur faire de baiser « chouchoutant ». Dans la salle les enfants trouvent deux adultes qui ne les accueillent pas non plus mais qui se mettent sur le même plan qu'eux et qui s’habillent pour la séance. Les enfants les imitent. J'arrive toujours ¼ d'heure après le début officiel de la séance.
Les parents ont l'idée qu’ils vont transférer leur pouvoir à un autre adulte. Mon atelier n'est ni l'école, ni la maison, je n'assure pas une prise en charge dans les modalités habituelles. Je suis responsable du groupe mais je ne suis pas le professeur, le maître ou les parents. Il y a le moins de rapports de force possibles.

FP. – C’est une remise en cause totale de notre système d’Éducation ?
H.D. - Je me suis aperçu à travers mon travail combien ce système était répressif. Il n'y est jamais question de s'épanouir dans la joie, de découvrir son corps mais de le contraindre. Même lorsqu'il s'agit de disciplines physiques l'idée est toujours que le cerveau commande et que le corps doit s'y plier. Il ne s'agit pas découler, de partager une chose en commun mais de respecter la loi. A l'école on fait travailler I'imagination des enfants, mais leurs désirs imaginaires, les images qui flottent dans leur esprit, il n'y ont accès qu'avec leur cerveau.
Ici tout passe par le corps. Je leur dis, imaginez que vous êtes endormis quelque part, quel est ce lieu ?
Est-ce l'océan liquide, un sol pierreux, du sable, qu'y a-t-il autour de vous? de la lumière, des chants, du bruit, et qui êtes-vous? Un lion, un serpent, un chat... Je les vois vivre ces situations intensément à travers leurs corps, les bras du serpent disparaissent, ses jambes s'allongent, se tortillent, le lion redresse l'échine. Ils partent en campagne. Quelques instants plus tard je demande à chacun de s'asseoir au centre et de revivre ce qu'il a vécu.
Ils sont capables de refaire les mêmes gestes avec la même intensité et même de décrire les autres qu’ils ont en général tous reconnus.
Je leur demande souvent d'écrire ce qu’ils ont vécu en imagination et dans leur corps. La fois suivante ils m'apportent un récit souvent enrichi et précisé. C'est une démarche inverse de celle de l'école.
Ici les enfants peuvent explorer leur corps comme ils ne l'ont jamais fait nulle part. C’est le seul lieu où tout soit permis.

FP. - Comment les enfants évoluent-ils ?
H.D. - Quand les parents constatent une évolution, un changement, ils disent que leur enfant est mieux dans sa peau. Personnellement je sens très bien lorsqu'un enfant a accès à son corps: son comportement, ses gestes ne sont plus les mêmes. Je pense qu’il doit convaincre plus facilement ses parents de son existence unique, autonome, inviolable.
Il est aussi plus disposé à apporter quelque chose à son environnement.
Je perçois mieux les désirs que les parents car je n'ai rien à imposer à ces enfants. Les parents s'en tiennent généralement aux besoins qu’ils ont eux-mêmes induits chez leurs enfants. Se spécialiser dans une technique, danse rythmique, classique ou moderne ne correspond pas nécessairement aux désirs réels des enfants. Le choix viendra sûrement plus tard, quand ils auront fait l’apprentissage de leur corps, quand leur corps aura la parole.

[ Une séance d’expressíon primitive au centre américain de Paris.]


IV. Herns Duplan, Expression primitive : Le tempo de la terre, le cri du ciel, la pulsation du coeur (Magazine Marie-Claire, Article Septembre 1980)

(…) lui aussi, un autre métier après un accident de voiture. Même parcours. Après une grave opération de la hanche, rééducation qui l'impatiente, décision de se débrouiller lui-même, victoire totale. C’est même lui qui enseigne, ou plutôt, suggère, l’Expression Primitive au Centre Américain.
C’est un ancien danseur. Il s’appelle Herns Duplan.
Mais avant de le rencontrer, revenons deux secondes au cours de Janine. Dans la dernière partie, juste a la fin de l'heure et demie de danse, il y a une sorte de remerciement au tam-tam, avec des gestes d’offrande qui pourraient rappeler en effet certaines séquences de danses tribales.
Mais Janine Claes dit : « Non, non. les gestes d’offrande sont universels, pas plus africains qu’esquimaux! »
Je viens de lire justement, dans le dernier livre d’Han Suyin, « La Moisson du Phénix » (Stock), cette scène décrivant la danse politique de petites serveuses de gare devant un panneau du portrait de Mao. « Elles plaçaient leurs mains devant leur poitrine, puis soulevaient un cœur imaginaire vers le sourire de Mao. »
« Si le cours d’expression primitive t’intéresse, tu n'as qu’à y participer! » me propose Herns Duplan. Qu’à cela ne tienne : j’ai justement dans mon sac, pas folle, mon pantalon de jazz et un tee-shirt. Pieds nus, me voici près d'Aline, éducatrice en Allemagne qui justement passait par Paris.
Et de Linda la blonde, et de la mère de famille de quatre petits enfants, qui vient de sa banlieue, derrière Gilles qui est plombier, pas loin de l’ancienne actrice et de la mère d’un grand fils, fou de percussion. Près de la thérapeute, de l’analyste, et de la secrétaire.
Toujours ce même méli-mélo d’humains tous de la même famille le temps d’un tam-tam de luxe. Tous du même âge, le temps d’un geste essentiel.

Expression Primitive : un immense cri muet.

C’est là que j’ai lancé ma hache sur un tronc d'arbre. C’est là que j’ai sorti de la mer un filet plein de poissons. Que j’ai tiré à l’arc, que j’ai poussé un formidable cri muet, que, toutes griffes dehors, j’ai avancé vers mes démons.
Je me suis courbée comme un serf sous le poids du monde, je me suis relevée dans la lumière du matin, j'ai hurlé «  han » et « ha ». J'ai crié de bizarres onomatopées en lançant mes mains dans l’espace, les doigts écartés comme des palmes, j’ai jeté ma tête hors de moi, comme une gargouille, je l'ai récupérée juste à temps pour l’enfoncer dans mes épaules.

Herns Duplan dit qu’il n’y a aucune raison pour que le rythme soit l’apanage de l’Africain.

- Pourquoi crie-t-on à son cours ?
- « Parce que le cri, c’est l’appui du geste, une action à la fois dans le temps et l’espace. On nous interdit de crier depuis l’enfance, on ne sait plus crier, ni tout seul ni avec les autres. Le cri, c’est l’occasion d’exprimer l’inexprimable. »

- Ce tempo obsessionnel marqué avec les pieds, quel sens ?
- « C’est la pulsation du coeur (1),  pas autre chose. Et la pulsation du cœur, c'est la première forme de communication. Cela veut dire : je vis, comme toi. C’est le message essentiel, à ne jamais oublier. Ensuite, on peut transformer la pulsation en action du corps. Le corps, c’est la seule façon de montrer la vie en relief. »

« Aujourd’hui, on réprime le corps. On nous en éloigne. Plus de corps-outil. On pense. On oublie de faire l’alliance corps-esprit (1).
On tolère le corps-gadget, c’est tout. Et quand on pense, on ne marque pas la pulsation, le temps du cri est passé, il n'est plus temps de rien, on a raté un moment de sa vie.
« Quand j’exprime quelque chose (et non quand je danse car ce ne serait pas le terme juste), je propose un modèle aux élèves. Ils n’ont pas à copier : ils ont à le prendre et à le traduire pour leur propre compte. Je ne donne pas une recette de pas : je suggère une démarche intérieure. A toi de traduire le temps dans l’espace avec ton instrument-corps.
« Je ne suis pas, ou je ne suis plus, du côté de la danse, trop codifiée, trop récupérée, je suis du côté de la saisie de l’énergie. D'ailleurs le mot « expression ›› me plait parce que ce n'est pas un mot figé. Il suppose l’évolution permanente.
Je voudrais aller plus loin, vers, dans les racines.
« Le temps répétitif est partout en train de pulser le monde. Tiens, le tic-tac d’une montre, le télégraphe, la sonnerie du téléphone, les pas. Dès que le temps est matérialisé par un son, il est cerné, on peut l’organiser dans un cri, un geste de liberté, de reconnaissance de soi.

« La percussion que tu trouves obsessionnelle, comme je te l’ai dit, n'est que le rappel de la pulsation organique qui nous habite et que l’on a oubliée, tu te rends compte ? Et ce rythme renferme toutes les données de la communication. Et il n’y a pas de fin à cette quête des retrouvailles entre les êtres. On recherche sans cesse l’unité de temps qui, malgré la mort, représente le cosmos. »

- Tous les habitués, tous les passionnés de ces cours sont-ils conscients de leur démarche, de la quête vitale ?
- Ils disent : « C’est super, je ne peux plus m'en passer, ça me calme, je suis plus à l’aise dans mon corps, j’ai l'impression d’entretenir mes muscles, non pas en force, mais en harmonie (1). Ça me garde le moral. »
 « On est tous ensemble sans agressivité, en symbiose, sans pourtant être obligés de passer par les circuits habituels : l’amabilité quand on n'en a pas envie, l'indulgence. Si on est là, cela implique la trêve totale. »
« On se dit "tu" sans se connaître. Il y a une espèce de part (…) un peu grave qui fait du bien parce que ça ne pèse pas. Il n’y a pas non plus d’angoisse à montrer son corps plus ou moins bien fait, son âge, sa gueule. On est comme on est : quel repos! » (…)
Ils disent : « Ce que nous venons chercher ici ? Mais la vie ! Mais la liberté ! Mais le rythme ! Et une certaine sensualité. »

Vous connaissez cet extrait d’un poème de Senghor: « Par la danse nos pieds reprennent vigueur frappant le sol dur... Aujourd’hui, il faut danser pour être heureux. »

Denise D. J ALL.

(1) Ndlr Bernard Arsac, 2015 : 1/ balancements rythmés répétitifs, "pulsation du coeur" => état de cohérence cardiaque (cohérence du rythme cardiaque) = état d'harmonie corps-esprit = équilibre émotionnel  ; 2/ effet libérateur de l'énergie du rythme et de la voix pour "renouer avec une mémoire corporelle archaïque" ; 3/ effet stimulant kinesthésique et régulateur de nos biorythmes = la pulsation rythmique fait écho à nos propres rythmes biologiques, vitaux =>  impact positif sur notre santé ...)